Rencontre
avec Monsieur Pitche.
En
entrant dans le local des archives, je découvre adossé à un meuble
un drôle de petit bonhomme mélancolique. C'est un tout petit
bonhomme affublé d'un gros nez en forme de sabot, arborant une
petite moustache noire carrée et, de surcroît, chauve. Il porte un
costume noir étriqué et un chapeau melon de même couleur. Bref,
une sorte de Charlot en miniature.
-J'ai
cru que vous n'alliez jamais me voir, me dit-il avec tristesse. Tous
ceux que j'aime m'ont abandonné et vous même m'avez laissé à ma
solitude dans vos rayons. Ah ! je suis bien malheureux, vous
savez !
-J'ai
bien lu quelques unes de vos aventures sur « Le
Foyer du Bocage »,
mais je dois vous avouer que nous avons tant de célébrité oubliées
dans notre ville, que je vous ai un peu négligé!
-Bast !
J'ai l'habitude ! Je suis si petit que beaucoup m'ignore.
Mais
cet conversation ne pouvait se poursuivre dans le local des archives.
J'invite Pitche à descendre à la médiathèque beaucoup plus
accueillante. Pitche me regarde avec des yeux désolés.
-Vous
êtes bien gentil, mais je n'aime pas la foule. Nous serons mieux sur
un banc de votre petit parc, c'est un petit coin tranquille pour
deviser.
Et
c'est ainsi que pour ne pas déplaire à Pitche, je m'installe avec
lui sur un banc non loin du pommier. Dans cette atmosphère calme,
Pitche semble surtout disposé à me confier ses peines sentimentales
qu'autre chose. Il semble tellement souffrir de sa solitude qu'il me
donnerait envie de pleurer. Mais je n'oublie pas ma mission et
j'interroge Pitche.
-Mon
cher Monsieur Pitche, vous savez qu'autre fois les lecteurs vous
connaissaient bien et vous aimaient beaucoup. Mais même ceux qui ont
eu le bonheur de vous suivre les jeudis sur Ouest-Éclair à partir
de 1932 ou, après-guerre dans « Le
Foyer du Bocage »,
ignorent encore tout de vous et de votre créateur.
-Pour
sur gamin que j'suis tombé dans l'oubli. Il semblerait que je
suis remplacé dans le cœur des gens par un chat.
-Allons,
pas de vains ressentiments monsieur Pitche ! Parlons donc plutôt
de vous.
-Soit...
Mais quand même, un chat qui parle !... Bon, j'ai vu le jour
dans les années 1930 dans la presse Belge, sous le nom de Pietje.
C'est sous la plume d'Alek Stonkus que l'on pouvait suivre
quotidiennement, en trois cases, mes aventures ou, plus précisément,
mes mésaventures.
-A
propos de votre nom...
-Mon
nom est d'origine flamande. Il signifie tout simplement « petit
Pierre »... allusion à ma petite taille.
-Ce
qui frappe, depuis que j'ai le bonheur de vous connaitre, c'est le
sentiment de solitude que vous dégagez.
-Cela
vient probablement du fait que mon père était un réfugié
lituanien et qu'il a eu des difficultés pour s'insérer chez vous.
Il a apparemment reporté cela sur moi.
-Votre
père, Stonkus, vous a conçu comme un petit homme drôle, à la fois
humain et touchant. Vous êtes un personnage qui a une âme, qui a
des passions, des colères, des envies incontrôlées et même des
petites lâchetés. Vous faites les pires espiègleries et pourtant
on devine parfois des sentiments d'angoisse ou de tristesse infinie à
travers les nombreuses péripéties que vous avez vécu.
-Que
vous dire ? Mon père disait lui-même de moi : « Je
fais agir mon héros comme un authentique être humain, si par
exemple j'ai besoin de mettre Pitche en lutte avec une feuille de
papier collant et montrer ses efforts surhumains pour s'en dépêtrer,
je fais d'abord une petite expérience sur moi-même afin de bien me
rendre compte. En un mot, je vis avec le personnage que je dessine,
je partage ses peines et ses douleurs et je l'aime comme un enfant. »
-Mon
cher Monsieur Pitche, vous parlez beaucoup de votre père. Parlez
nous de lui.
-De
mon père ? Vous voulez que je parle de mon père ?
-Oui,
c'est cela.
-Par
ou commencer... Mis à part le fait qu'il s'appelait Aleksas Stonkus
et qu'il était Lituanien, on ignore où et quand il est né
exactement. Physiquement, il ne ressemblait pas, Oh! mais pas du
tout ! Par contre, si vous aviez pu le regarder vivre, vous
auriez été saisi de retrouver chez lui les mêmes gestes, les mêmes
réflexes que moi, de toute cette mimique expressive qui plaisait
tant aux lecteurs. Il est dommage que vous ne sachiez presque rien
sur mon père dont l'importance a été fondamentale dans la bande
dessiné : il a été le premier auteur européen à être diffusé
quotidiennement dans la presse française et belge. Sa virtuosité
été alors la seule à pouvoir égaler celle des américains
diffusés par Opera Mundi. Ce challenge, il le releva au fil des
vingt années de parution. Il avait réussi à me faire aimer par
des milliers de lecteurs. Nombreux sont ceux qui ont découper dans
leur journal favori ces bandeaux dessinés pour les conserver et
faire leur propre album. Je dois encore trainer, coller sur des
cahiers d'écolier, dans de sombres greniers.
-Il
a donc connu la célébrité !
-Oh
que non ! Il vivait tout seul. Il n'avait pas de plus grand
plaisir que de faire lui-même sa cuisine. Il confectionnait des
plats de légumes et de céréales qui était de vrais régals, mais
laissait brûler quand l'inspiration lui venait. Il ne fumait pas et
ne buvait pas d'alcool. Il aimait la propreté dans sa maison mais
été extrêmement oublieux de lui-même. Il était rare de le voir
rasé de près d'ailleurs, il se faisait ordinairement la barbe avec
une tondeuse. Il était généreux avec ses amis, mais si un jour
ceux-ci le contrariaient d'une quelconque façon, pour rien au
monde, il n'aurait voulu les revoir. Il n'aimait ni écrire, ni
parler. Paradoxalement, il pouvait être d'une éloquence rare et
pouvait prendre un parti qui ne concordait nullement avec ses
opinions, uniquement pour le plaisir de discuter. Il était si
persuasif, que non seulement il parvenait à convaincre son
interlocuteur, mais bien souvent à se convaincre lui-même !
-Il
vivait chichement ?
-Non,
mais il avait mangé tant de vache enragée que ça
l'avait rendu économe. Quand il achetait des disques de phonographe
et les écoutait aux heures les plus indues, au grand désespoir de
ses voisins, dès qu'un disque avait cessé de lui plaire, il
l'astiquait pour lui rendre l'apparence du neuf, il le remettait dans
son étui, emballait le tout convenablement et s'en allait chez un
ami apporter le disque en cadeau.
-Il
était avare quoi !
-Économe
mais pas avare ! Il n’achetait jamais de meubles tout faits.
Mais il les commandait chez un menuisier, d'après ses plans, et il
les peignait lui-même : bleu pale pour sa cuisine, jaune-orange
pour sa chambre à coucher et vert d'eau pour son atelier.
-Pour
dessiner vos aventures, il passait du temps devant la page blanche ?
-Il
se couchait de bonne heure et se levait toujours très tôt. La nuit,
il lui arrivait de s'éveiller brusquement, en pensant à une idée
pour mes aventures. Il se levait, jetait à la hâte quelques notes
sur un calepin, et il se promenait en chemise de long en large dans
sa chambre, en chantant au risque d'éveiller les voisins.
-Il
était donc heureux !
-On
pouvait le croire heureux d'être au monde et d'y voir clair. Mais, à
certaines heures, ses yeux reflétaient une profonde tristesse, comme
la nostalgie d'une contrée lointaine. Au reste, il ne disait jamais
exactement de quel pays il venait et restait vague sur son âge et il
ne se plaisait jamais longtemps dans un même endroit. Il déménageait
souvent. Avant-guerre, alors qu'il était publié en Vendée,
Bretagne et Normandie, il habitait à Nice, dans une boutique neuve
qu'il avait aménagée à sa façon, afin d'être tranquille.
-C'était
votre seule famille ?
-Non,
j'ai de vagues cousins, des pièces rapportées ! En 1932,
Nimbus est apparu, professeur je crois. Mais, si avant guerre il a
tenté d'égaler mon succès, son père, André Daix, a du quitter
précipitamment la France pour avoir fournit à « Jeune
Force », journal d'un mouvement de jeunesse maréchaliste, une
bande dessinée. Accusé de collaboration, Daix a arrêté la bande
dessinée et s'est enfuit au Portugal, puis en Amérique latine. Le
pauvre Nimbus. Il a été adopté Léon de Enden pendant les années
1950 et 1960, avant d'être repris par l'Américain Opera Mundi dans
les années 1970-1980 par d'autres auteurs.... Il y a aussi mon
cousin normand, Poustiquet, né en 1949 par le dessinateur Bindle. Il
apparaissait principalement dans le journal Paris-Normandie.
-Et
vous Pitche, quand êtes vous venus à Condé-sur-Noireau ?
-Vers
1947 ou 48, de façon épisodique, puis régulièrement. Pierre
de Crisemoy, le directeur du Foyer du Bocage aimait bien mon allure.
Votre ville était en pleine reconstruction et la population
connaissait bien des malheurs. Alors l’arrivée d'un petit homme
désargenté et rarement chanceux, a plu au Condéens. Parents et
enfants aimaient mon côté dérisoire et burlesque qui se cachait
dans chaque situation, chaque évènement, chaque histoire. Je leur
prouvais que l'on pouvait être drôle même lorsqu'on avait des
difficultés. Bref, sans fausse modestie, je peux dire que les
Condéens ont aimé mon côté (extrêmement) attachant ! Petits
et grands riaient de mes déconvenues et de mes faiblesses. Ne
comportant que quelques images seulement, mes historiettes
humoristiques faisait partager à mes lecteurs un moment de gaité,
de tendresse ou de commisération.
-Vous
avez donc quittez Condé à la disparition du journal en 1952?
-Malheureusement
non ! J'ai disparu en 1950, peu de temps avant la disparition de
mon père. Même moi j'ignore où il est décédé et s'il est bien
décédé en 1950.Mais par la suite, les Condéens ont découvert La
Noireaude dans les journaux publiés par monsieur Corlet.
-Il
paraît... Mais je ne l'ai pas encore rencontrée !
-Dommage,
elle vous plairait certainement.